PéROU - Justice et citoyenneté dans les Andes péruviennes : histoire et rôle des Rondes paysannes en contexte minier

Emmanuelle Piccoli

mercredi 25 février 2015, mis en ligne par Dial

Dans le prolongement de l’article de Raúl Zibechi qui évoquait l’histoire et l’actualité des luttes des Rondes paysannes dans le nord du Pérou [1], nous avons demandé à Emmanuelle Piccoli, qui a consacré un ouvrage à la question [2], de revenir plus en détails sur les différentes facettes de cette organisation communautaire. L’autrice est anthropologue, chercheuse au Fonds nationale de la recherche scientifique (FNRS) et à l’Université catholique de Louvain (Belgique).


Depuis plus de trente ans, les Rondes assurent, pour des centaines de milliers de personnes des Andes péruviennes, l’ordre, la justice et la gestion quotidienne de la vie rurale. Fruit de l’effort de mobilisation des paysans de la région, dynamique communautaire remarquable, elles sont, par-delà l’état, les organisations sociales emblématiques, spécialement de la région du Nord, et elles assurent justice, vigilance et politique communautaires. Les conflits miniers qui secouent la région, notamment le conflit autour du projet minier Conga, les ont remises à l’avant plan, elles ont en effet été une force importante lors des mobilisations.

Le nord des Andes péruviennes. Un groupe de quatre hommes passe, vêtus d’un poncho et portant un chapeau de paille ou un bonnet de laine. Il fait froid. La nuit, la température est basse. Dans le noir, on distingue à peine leurs ombres, mais deux lumières rouges signalent qu’ils doivent être en train de fumer et de chiquer la coca. Pour rester éveillés et pour chasser la peur et les mauvais esprits. « ¿A donde va ? Allí, no más, a la casa de los Vásquez, pa’l velorio. Bien, siga usted. » (Où allez-vous ? Chez les Vasquez pour la veillée funèbre. Bien, continuez.) Ils suivent du regard le passant. À cette heure-ci, les allées et venues sont observées et contrôlées, particulièrement depuis que de très sérieuses rumeurs circulent sur la présence de prospecteurs miniers. S’ils viennent, ils pourraient vouloir exploiter le sous-sol et faire disparaître les sources d’eaux de la communauté, comme c’est arrivé ailleurs.

Apparues en 1976, dans le département de Cajamarca, les Rondes paysannes réunissent tous les hommes majeurs des campagnes. Par communauté et par secteur, ils sortent, chaque nuit, par groupes, surveiller les chemins, les champs et, éventuellement, la route qui traverse leur espace de ronde. Cependant, leurs fonctions ne se limitent pas à la vigilance et, lors des assemblées, les Rondes traitent les problèmes et prennent les décisions qui touchent l’ensemble du groupe. Ces dernières années, elles ont eu aussi un rôle crucial dans l’organisation de la résistance populaire aux exploitations minières, notamment autour du rejet du projet minier Conga (2011-…) dont les mobilisations ont eu un retentissement international.

Les antécédents des Rondes paysannes : haciendas, communautés et réforme agraire

Dans la région, la présence de l’état se réduit le plus souvent à la seule capitale provinciale et éventuellement aux chefs-lieux des districts. Au-delà, là où l’électricité, les routes, les centres de santé et l’amélioration des écoles sont le plus souvent en projet, la présence des autorités étatiques est sporadique, se limitant le plus souvent à des visites et à des discours pendant une demi-journée. Pas de présence de la police, peu de services de justice et des autorités politiques faibles et en décalage avec une réalité qui ne correspond que très peu aux schémas imaginés depuis la capitale.

Au-delà de cela, la vie s’organise et se réorganise. Depuis la colonisation, différents systèmes de vivre ensemble se sont succédé dans les campagnes. Une des grandes formes d’organisation collective, profondément inégalitaire, fut celle des haciendas qui perdura jusqu’à la fin des années soixante. L’ordre qui régnait était alors celui du patron et sa justice s’appliquait à ses travailleurs (inféodés comme locataires). Le jour y veillaient ses employés et, la nuit, les travailleurs chargés de faire la ronde pour surveiller le bétail. À côté des haciendas, il existait également des caserios (ou estancias), regroupant des familles de petits propriétaires, ainsi que quelques communautés paysannes, où une assemblée et un comité élu géraient la propriété commune de la terre.

Avec la réforme agraire, les terrains furent divisés entre les travailleurs et la structure de possession de la terre devient alors essentiellement minifundiste (à l’exception des « communautés paysannes »). Depuis lors, dans plus de neuf cas sur dix, à Cajamarca, la structure administrative est celle du caserio. Cependant, parler des caserios comme de simples entités administratives ne suffit pas à comprendre les structures sociales du Nord andin. En effet, bien que la propriété de la terre y soit individuelle (à l’inverse des « communautés paysannes » reconnues officiellement), la vie s’organise autour d’un important sentiment d’appartenance à un groupe communautaire. Et, s’il est légalement impropre d’utiliser le terme de « communautés » pour parler de la grande majorité des caserios de Cajamarca, c’est pourtant celui que les paysans utilisent pour parler du groupe auquel ils appartiennent et du territoire qu’ils occupent. La communauté se construit et se maintient autour des événements rituels (décès, veillées funèbres, mariages, première coupe de cheveux des enfants, etc.) et des travaux communs (entretien des chemins et des canaux d’irrigation, des bâtiments scolaires, etc.). Cette très intéressante souplesse de la communauté andine, si elle est (re)connue des paysans et des anthropologues, a plus de difficultés à l’être par les instances politiques et les juges qui tendent à ne considérer qu’il n’existe une « communauté » que lorsqu’existent des documents légaux concernant des terres communes.

Dans les années qui suivent la réforme agraire, l’ordre dans les campagnes est bouleversé. Les autorités des caserios — un teniente gobernador [lieutenant gouverneur], chargé de représenter le gouvernement ,et un agent municipal — sont faibles et incapables de maintenir l’ordre à elles seules. Un sérieux problème se pose alors : celui du vol massif et répété du bétail. Or un animal est souvent la principale source de revenus de la famille et son épargne en cas de nécessité. Au fur et à mesure des années, la situation devient de plus en plus problématique : vols, violations de domicile et saccages se multiplient sans que l’état n’apporte de solution. Les dénonciations, coûteuses, restent le plus souvent sans suite. La présence de ce banditisme forme le contexte d’apparition des Rondes paysannes. Elles naissent en effet de l’initiative d’une poignée d’hommes de la communauté de Cuyumalca (province de Chota, département de Cajamarca).

émergence et diffusion des Rondes paysannes [3]

Ainsi, en décembre 1976, l’idée resurgit de réaliser des rondes de nuit, comme au temps des haciendas, mais, cette fois, non pas pour protéger les biens d’un patron, mais la propriété de chacun des membres de la communauté. Des hommes ayant fait leur service militaire proposent une discipline stricte pour les tours de vigilance et la première « ronde paysanne » s’organise. Tous les hommes de la communauté (dès lors appelés ronderos) y participeront à tour de rôle, armés de leurs outils de travail paysans, de fouets et, souvent, d’un seul fusil, qu’ils se prêtent de nuit en nuit.

Peu de temps après leur apparition, les Rondes paysannes commencent à administrer elles-mêmes la justice, tout d’abord pour juger les voleurs pris sur le fait. Que les Rondes capturent un individu en flagrant délit et l’emmènent à la police ne suffit pas à garantir que justice soit faite. Le manque de preuves, la corruption de nombreuses autorités étatiques habituées à leur part du butin et le fonctionnement lent de la justice ordinaire n’assurent pas en effet que ce dernier soit jugé. Face à ce manque, la justice rondera s’organise et, dans les campagnes, les paysans décident eux-mêmes, lors d’assemblées extraordinaires, comment les coupables doivent être punis et comment ils devront réparer leurs actes. Cette nouvelle justice paysanne ne sera pas sans poser problème, elle redéfinit en effet les rapports de force et de pouvoir dans les campagnes et remet en question le monopole de la force par l’état. Les ronderos aiment à dire « la justicia rondera nació para hacer frente a los ladrones chicos y grandes » (la justice des Rondes est née pour faire face aux petits et aux grands voleurs), se référant aux voleurs de bétail d’une part, et aux autorités étatiques, d’autre part.

Dans les mois qui suivent, l’initiative fait des émules. Les premiers ronderos de Cuyumalca se rendent, à pied, dans les provinces voisines et transmettent leur expérience. Elle se diffuse ainsi de proche en proche et, en moins de deux ans, quasi toutes les communautés de la région de Cajamarca et bien au-delà comptent une ronde paysanne. Aujourd’hui, elles sont répandues dans la majorité des départements du Pérou. Le travail de vigilance nocturne et de justice porte ses fruits. En quelques mois, le banditisme disparaît. Aujourd’hui, cela ne pose pas de problème de laisser son bétail dehors, simplement attaché par une corde, à une pierre. La nuit, des hommes veillent.

Organisations de vigilance et de justice, les Rondes paysannes deviennent aussi au fur et à mesure de leur développement les lieux de décisions de la communauté. Lors des assemblées, on ne débat pas uniquement des tours de ronde ni de la sanction des voleurs, mais, plus généralement, de la manière de gérer la vie en commun et de régler les différends entre les individus. Peu à peu, elles s’imposent donc comme une forme de gouvernement communautaire, particulièrement dans les caserios où les autorités étaient faibles. Ce faisant, elles deviennent également un nouvel avatar de la communauté andine.

Il y a, en réalité, différents types de Rondes paysannes. Il s’agit en effet de structures souples et non centralisées s’adaptant aux nécessités de chaque communauté, de chaque caserio. « Là où il n’y a pas de communauté (entendre communauté paysanne reconnue), la Ronde la remplace et occupe ses fonctions ; là où elle existe, la ronde la complète en lui fournissant un mécanisme pour exercer une coercition sur les paysans » [4], ce qui tend à amenuiser encore davantage la différence entre les communautés légalement reconnues et les communautés non reconnues légalement, mais où existe une Ronde paysanne. Dans certains cas donc, la Ronde paysanne locale prendra en charge de nombreuses tâches ; dans d’autres cas, non. Il existe parfois une Ronde féminine spécifique, dédiée le plus souvent à la production d’artisanat ; d’autres fois, les femmes se contenteront de rejoindre les hommes lors des assemblées qui les concernent.

Enfin, les Rondes paysannes n’ont pas seulement permis de restaurer l’ordre dans les communautés, elles ont aussi manifesté la capacité de mobilisation des paysans, développant et renforçant une fierté identitaire rondera. Leur mythification, la formation d’un véritable « récit de création », repris et rapporté lors des rencontres font d’elles des organisations centrales dans l’identité de la région ; au point que, dans certaines provinces, elles en viennent à devenir le terme même par lequel s’identifie la population rurale : « soy rondero » et non « soy campesino » (paysan).

La justice des Rondes paysannes

L’organisation représente une forme d’autorité locale culturellement et socialement située et distincte de l’autorité étatique, cette dernière étant étrangère au quotidien de la vie paysanne andine. Dans la grande majorité des cas, les conflits entre les membres de la communauté sont réglés par la Ronde locale (conflits de terres, héritages, sorcellerie…) ainsi que de nombreux délits (vols, viols, abandons…) [5]. Les paysans ont la possibilité de recourir également aux juges, à la police et au ministère public, pour régler leurs problèmes [6], mais les Rondes paysannes restent parmi les premiers lieux d’administration de la justice. Rapides, efficaces, elles diffèrent aussi de la justice étatique sur plusieurs points.

Tout d’abord, il s’agit d’une justice par les pairs, en assemblée. Tous ont le droit de parole et les décisions se prennent au consensus. Un débat peut durer de nombreuses heures et rassembler plusieurs centaines de personnes, dans le local des Rondes ou en plein air, de jour, ou — le plus souvent — de nuit.

Il s’agit ensuite d’une justice réactive où l’interconnaissance est essentielle. Ainsi, les Rondes, contrairement à la justice étatique, ne possèdent pas un code de lois, ni même une jurisprudence établie et cette absence est compensée par une importance capitale de l’interconnaissance et de l’évaluation des nécessités individuelles. Les décisions sont prises au cas par cas et en fonction, précisément, du comportement et des nécessités de chacun.

Autre point important : l’objectif de la justice rondera est la réparation. Au travers de la reconnaissance de la faute et du pardon mutuel des parties en cause (qui doivent souvent promettre devant tous de ne plus se créer de problèmes), elle cherche à faire disparaître les conflits et à restaurer l’équilibre originel de la communauté. Enfin, en ce qui concerne les sanctions, les Rondes paysannes ne recourent pas à la prison et appliquent peu d’amendes, elles utilisent, par contre, les travaux communautaires et les sanctions physiques (principalement des coups de fouet) [7].

Depuis les années quatre-vingt, plusieurs lois reconnaissent l’existence des Rondes et leur donnent une place dans le système de justice. Cette reconnaissance participe, plus globalement, d’un mouvement latino-américain de reconnaissance des droits des peuples indiens à administrer la justice. Actuellement, la Constitution péruvienne reconnaît « que les autorités des communautés paysannes (c’est-à-dire des Andes) et autochtones (c’est-à-dire, d’Amazonie), peuvent exercer, avec l’appui des Rondes paysannes, les fonctions juridictionnelles sur leur territoire, en conformité avec le droit coutumier, pour peu qu’elles ne violent pas les droits fondamentaux de la personne » (article numéro 149 de la Constitution politique de 1993). Une loi de 2003 (Loi 27908), va dans le même sens.

La reconnaissance des Rondes a longtemps été ambiguë car elle était liée à la reconnaissance des communautés paysannes. Or les communautés paysannes reconnues officiellement sont pratiquement inexistantes à Cajamarca, bien que tous les paysans parlent de leur espace de vie comme d’une communauté. Tout dépendait alors de l’interprétation qui était donnée à l’article de loi. Heureusement, pour l’application de la justice, la Cour suprême de justice de la République, fin 2009, a finalement tranché en se prononçant sur les délits imputés aux ronderos. Elle affirme désormais que les Rondes paysannes doivent être reconnues comme des institutions de type communautaire et que : « les communautés paysannes et autochtones ne sont pas les seules titulaires de droits à l’identité culturelle et au droit coutumier » (Corte Suprema de Justicia de la República, V Pleno Jurisdiccional de las salas penales permanente y transitorias, Acuerdo Plenario n°1-2009/CJ-116).

Notons qu’au début des années 2000, il y a eu plusieurs tentatives pour mettre en place des coordinations entre les différentes formes de justice qui, dans certains cas, ont relativement bien fonctionnées [8]. Cependant, avec l’éclatement des conflits miniers et la criminalisation accrue des mobilisations sociales, de telles coordinations sont difficilement encore envisageables, la perspective du ministère public étant de plus en plus clairement de limiter les revendications populaires et d’assurer aux entreprises minières la possibilité d’extraire des ressources sans être ralenties [9].

Mobilisation et participation citoyenne

Depuis leur création, les Rondes paysannes ont permis l’affirmation de revendications paysannes. Historiquement, les ronderos et ronderas ont notamment organisé des mobilisations, en ville, afin de manifester leur désaccord sur le prix des biens, la gestion politique ou pour réclamer la destitution des autorités corrompues. De telles actions ont pourtant été longtemps inimaginables en raison de l’extrême division et de la discrimination entre ville et campagne, entre populations métisses et populations d’origine indienne. Les Rondes ont donc permis aux paysans de prendre position dans l’espace public et les ont rendus visibles en tant que citoyens péruviens.

Elles vont revenir sur le devant de la scène avec les mobilisations liées aux questions minières. Ce fut le cas à plusieurs reprises ces vingt dernières années, dans plusieurs provinces de la région de Cajamarca. À partir de 2011, le conflit autour du projet minier Conga prend une ampleur particulière et les Rondes paysannes y jouent un rôle important, parmi d’autres organisations.

En octobre 2011, l’approbation, par le ministère de l’énergie et des mines de l’étude d’impact environnemental du projet minier Conga (principal feu vert à la mise en route d’une exploitation) déclenche d’importantes mobilisations. Le projet — une extension de la mine de Yanacocha, présente à Cajamarca depuis les années 1990 — se situe entre 3700 et 4200 mètres d’altitude. Dans cette zone, se trouvent de nombreux lacs, plus de 600 sources d’eau où prennent naissance les rivières de cinq bassins versants [10]. Une mine dans une région de ce type est dénoncée comme un problème grave, en raison de cette importance aquifère, et l’étude d’impact est questionnée au sein même du ministère de l’environnement. En effet, en cas de mise en route du projet, plusieurs montagnes, deux lacs et des centaines de sources seraient détruits et, tout au long du processus, l’exploitation serait, en outre, grande consommatrice d’eau pour le lavage du minerai. La population, tant des campagnes qui entourent le projet, mais aussi de la ville de Cajamarca se mobilise dans des grèves générales qui marquent l’opinion publiques nationale et internationale. Le projet est paralysé. À deux reprises, l’état répond en déclarant l’état d’urgence. En 2012, cinq manifestants sont tués [11].

Depuis, les mobilisations se poursuivent, avec une intensité limitée, mais sans que l’attention ne se relâche. Des groupes de paysans organisent des tours de gardes — des rondes — autour des lacs. Ces « ronderos de l’environnement » s’appellent les « guardianes de las lagunas » (« gardiens des lacs »). Ils tentent de maintenir l’attention pour que les lacs dans la zone de Conga ne soient pas mis en danger par l’entreprise et ils avertissent lorsque des actions problématiques ont lieu (pompages, travaux…). Car, bien que le projet soit paralysé, l’entreprise réalise des travaux d’aménagement autour du site [12].

En tant qu’organisation majeure des campagnes de Cajamarca, incluant pratiquement l’ensemble de la population paysanne, les Rondes paysannes étaient présentes dans les manifestations, même si les porte-drapeaux principaux des mobilisations ont été les « Fronts de défense » régionaux et provinciaux plus que les Rondes en tant que telles [13]. Rondero, paysan et citoyen, sont des identités co-présentes et non contradictoires. La mobilisation des personnes d’origine rurale — à côté des personnes d’origine urbaine — dans les rues de Cajamarca était massive (78% de la population de la province de Cajamarca se dit opposée au projet en 2012 [14]). C’était une mobilisation populaire, citoyenne, de personnes étant en même temps ronderos, paysans, cajamarquinos et péruviens.

Les Rondes — en tant que structures — ont aussi aidé à maintenir l’ordre et il est certain que leur notoriété nationale (et internationale) a donné un poids particulier à la mobilisation. Elles ont aussi été mises en évidence par l’identification du président régional Gregorio Santos à sa fonction de rondero — il a été dirigeant paysan dans sa province. Cet homme a été l’un des personnages importants des mobilisations et a été réélu en 2014.

En tant qu’organisation de justice, les Rondes paysannes ont aussi commencé à jouer un rôle particulier en interpellant de nouveaux types de « voleurs de terre » que sont notamment les géologues en prospection. Certains ont ainsi été arrêtés, car ils prenaient des échantillons de terre, sans autorisation de la communauté, action dont on peut imaginer qu’elle vise à déboucher sur une exploitation du territoire avec des impacts majeurs. Les personnes étrangères à la zone sont également plus régulièrement contrôlées lors des rondes et questionnées quant aux raisons de leur présence dans les communautés.

Par ailleurs, puisqu’elles sont reconnues pour l’administration de la justice selon le cadre légal correspondant normalement aux populations indiennes, les Rondes paysannes tentent également de prétendre — et c’est un argument qui mérite d’être envisagé tout à fait sérieusement — au droit à la consultation préalable attribué aux populations indiennes. Ce droit est en effet prévu pour tout projet affectant le territoire de communautés indiennes par la convention n°169 de l’Organisation internationale du travail et la loi péruvienne de consultation préalable (Loi 29785). Une plainte pour non-respect de ces normes dans la mise en place du projet Conga a été présentée à la Commission interaméricaine des droits humains.

Enfin, dans ce contexte de conflit et de manière plus générale, les Rondes paysannes sont et restent un mouvement rassemblant l’ensemble des familles paysannes, l’ensemble de citoyens ruraux de nombreuses régions du Pérou, autour de la recherche du respect de l’ordre social. Elles ne peuvent en aucun cas être confondues avec un mouvement social violent ou une guérilla. Cela relèverait du non-sens. Dans l’ensemble du conflit autour du projet minier Conga, ce qui est d’ailleurs remarquable est le caractère pacifique des mobilisations, d’octobre 2011 à ce jour (janvier 2015), qui ont majoritairement pris la forme de manifestations, vigilance et grèves générales. Par ailleurs, historiquement, les Rondes ont aussi contribué à ce que le conflit interne ne s’étende pas dans certaines régions et elles ont contribué à ce qu’il trouve une issue dans d’autres. Ainsi, durant la période de violence politique extrême (1980-1993), dans les provinces de Cajamarca où les Rondes paysannes étaient les plus fortes et les plus organisées, la guérilla maoïste du Sentier lumineux n’a pas pu pénétrer. Les Rondes jouèrent donc un rôle capital dans le maintien de la paix [15].

Conclusions : Rondero-citoyen

Organisation comportant de multiples facettes, les Rondes paysannes surgissent donc d’une situation de crise à laquelle l’état n’est pas en mesure de répondre. Elles ne se contentent cependant pas de pallier ce manque, puisque, avec elles, s’invente une nouvelle manière de maintenir l’ordre et de gérer la vie dans les campagnes, fruit d’une tradition communautaire rénovée. Et, dans le même temps, les Rondes réaffirment l’identité rurale et rendent davantage visible le rôle des paysans dans la société péruvienne. Actuellement, plusieurs centaines de milliers de personnes sont ronderos et ronderas.

Ces dernières années, les Rondes paysannes s’affirment aussi comme des organisations de plus en plus importantes dans les revendications de respect de l’environnement et dans des mobilisations populaires qui demandent, avant toute chose, l’ouverture de l’espace démocratique à d’autres voix que celles des chiffres des revenus et des investissements miniers. Fortes d’une histoire de près de 40 ans, d’une permanence exemplaire dans la vigilance de nuit et l’organisation de réunions, les Rondes restent donc une organisation-clé des campagnes andines et, très clairement, une manière à la fois paysanne et contemporaine d’exercer sa citoyenneté péruvienne.


  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3314.
  • Source (français) : envoi par l’autrice.

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