BOLIVIE - Une brève histoire d’Amazonie

Grégoire Souchay

jeudi 2 septembre 2010, mis en ligne par Dial

Nous avions déjà demandé à Grégoire Souchay, étudiant en journalisme, de faire le point sur « onze ans de révolution » vénézuélienne à partir de son expérience dans la chaîne de télévision publique communautaire Vive Tv où il a travaillé pendant 4 mois, début 2010. Il s’est ensuite rendu en Bolivie d’où il vient de rentrer après avoir travaillé 4 mois au sein d’une association d’appui aux paysans et peuples indiens d’Amazonie bolivienne, produisant avec eux un programme de radio communautaire. Ce texte propose une mise en perspective historique des enjeux et des luttes dans la région de l’Amazonie bolivienne.


Bienvenue au paradis sur terre, en Amazonie bolivienne, dans les départements du Béni et du Pando [1]. Au creux des arbres, là où bat (pour combien de temps encore ?) le poumon de la planète. Bienvenue sur une terre sauvage (capitaliste), d’aventure (néocoloniale), de périls (multinationaux). La formule est malheureusement toujours la même. Des ressources, le caoutchouc, puis le bois ou les amandes, des oligarchies qui possèdent tout et des majorités exploitées qui se soumettent. Et c’est en ces lieux qu’émergent aujourd’hui des alternatives de développement respectueuses de l’environnement et des hommes.

Des missions jésuites à la fièvre du caoutchouc

À la différence des hauts plateaux andins, les peuples indiens d’Amazonie n’ont pas (tous) été massacrés à l’arrivée des conquistadores. Inaccessibles, les ressources et peuples de la région restèrent longtemps méconnus et il faudra attendre le XVIIe siècle pour voir arriver les premiers colons, des jésuites, fuyant la persécution en Europe. Ils établirent des colonies fonctionnant selon une organisation communautaire du travail, avec intégration des peuples indiens et dans un certain partage des richesses. Si l’église catholique y a vu une terrible société esclavagiste, d’autres parlent plutôt d’expérience pré-communiste. L’histoire officielle n’en a pas retenu grand chose. En 1767, face à l’essor de ces missions jésuites dans toute la région, la Couronne d’Espagne ordonne l’expulsion de tous les Compagnons de Jésus du Nouveau Continent. Les peuples amazoniens rejoignirent dans les mines ceux des Andes, les missions devinrent propriété de possédants locaux et le partage des richesses laissa place à l’exploitation brutale.

C’est le travail d’un chimiste américain qui ouvrira une époque décisive pour l’Amazonie bolivienne. En 1842, Charles Goodyear découvre comment garder le latex élastique à haute température et déclenche la ruée vers l’or blanc, le caoutchouc [2].

Si tout roule pour l’industrie pneumatique dans les pays occidentaux, la fièvre de la « goma » (caoutchouc) fait également gonfler la fortune de Nicolas Suárez, modeste détenteur d’une concession forestière de 6,5 millions d’hectares (soit 2/3 du territoire amazonien de Bolivie) et patron de plus de 8000 extracteurs de latex, appelés siringueros. Les frères Suárez construisent un empire basé sur l’extraction et l’exportation du caoutchouc, battent leur propre monnaie avec l’or qu’ils extraient des fleuves, édifient des opéras immenses en pleine jungle avec le bois qu’ils coupent. Ils disposent alors de plus de pouvoir sur le territoire que le propre gouverneur de La Paz. La région s’enrichit de manière vertigineuse et tout le monde en profite, ou presque. Les siringueros qui ont survécu ont témoigné de cette époque où s’imposa durement la société de patronage : dans celle-ci, le patron proposait aux producteurs d’accéder à un mode de vie plus élevé, avec confort et abondance. Le travailleur devait pour cela prendre une sorte de crédit non monétaire auprès du patron. Sa dette était remboursée dès lors que l’ouvrier s’engageait à travailler pour dix ans ou plus pour le patron. Si les manuels scolaires boliviens font encore aujourd’hui l’éloge du système de santé et d’éducation dont bénéficiaient les extracteurs de latex, ils oublient que ceux-ci n’avaient pas de revenus autres que ce que leur offrait « généreusement » leur patron et presque aucune liberté réelle, alors que leur travail en pleine jungle les confrontait quotidiennement à la possibilité d’une mort brutale. Ils n’avaient de droit sur rien et encore moins sur la terre qu’ils exploitaient – le capitalisme dans sa forme la plus brutale, un esclavage « consenti » en somme. Conséquence directe de ce système : une guerre entre Brésil, Pérou et Bolivie, pour le contrôle de la riche région d’Acre. Le conflit se résout à l’amiable (provoquant cependant quelques milliers de morts depuis longtemps oubliés). Le Brésil obtint le territoire en échange d’un tribut financier et de la construction d’une ligne de chemin de fer ouvrant de nouveaux marchés aux Boliviens. La construction de cette ligne ferroviaire Madeira - Mamoré en pleine jungle coûtera la vie à plus de 6000 ouvriers.

La fièvre de la goma prit fin aussi vite qu’elle avait commencée. Dès 1912, les Anglais parviennent à produire leur propre caoutchouc en Malaisie, dans leur colonie. Le prix du latex chute, l’économie amazonienne s’effondre, la folie extractive aura au final duré trois courtes décennies. On peut encore se balader dans Cachuela Esperanza, petite bourgade construite par et pour Nicolas Suárez, devenue le plus important port d’exportation du caoutchouc bolivien vers l’Europe. Aujourd’hui, dans un décor d’abandon digne des romans de Gabriel García Márquez, on déambule dans une ville qui « a perdu son âme ». Les rares personnes encore actives sont les chercheurs d’or qui continuent en toute illégalité à récolter les quelques grammes restants du précieux métal dans le fleuve contaminé par le mercure. Selon les statistiques officielles, la fièvre du caoutchouc aura coûté la vie à plus de 30 000 migrants venus du Nordeste du Brésil. Pour les autres, Péruviens, Boliviens ; comme pour les peuples indiens se trouvant sur le chemin de l’or blanc, on ne sait et on ne saura sans doute jamais combien ont réellement péri dans la fièvre du caoutchouc.

Quand trois cents « barraqueros » jouent de la « castaña » et du néolibéralisme

Suárez meurt en 1940, ses terres sont divisées entre sa famille et ses employés les plus riches, soit 300 familles qui se partagent 3 millions d’hectares. Débute ainsi le temps des barracas, nom désignant ces grandes propriétés héritées du passé. Commence alors un nouveau cycle extractif basé sur l’industrie du bois et de la castaña (noix du Brésil). La déforestation détruit tout sur son passage, seuls les arbres fournissant les précieuses amandes restent encore protégés. Monoculture, asservissement, le système du patronage fonctionne parfaitement. Augmente ainsi encore un peu plus la dépendance de la population vis-à-vis d’une classe privilégiée de plus en fortunée.

Les luttes contre ce système furent nombreuses mais ces révoltes furent systématiquement étouffées et massacrées. L’histoire populaire de l’Amazonie reste encore à écrire. La seule expérience alternative du XXe siècle vint avec la révolution des mineurs de 1952 [3].

Malgré des espoirs nombreux, la première réforme agraire se contentera de redistribuer aux latifundistes la propriété des terres. Petit détail : celles-ci appartenaient encore et ce, depuis trois siècles… au Roi d’Espagne ! L’erreur historique réparée, aucune redistribution des terres n’a lieue. L’argument est simple : « Quel besoin d’attaquer la propriété privée des pauvres possédants puisque des milliers d’hectares sont libres ». Mais les petits paysans locaux n’ont pas obtenu pour autant un quelconque droit sur la terre et restent sous dépendance des barraqueros.

Avec les années 1980 et les premières mesures néolibérales, le système patronné prend encore plus d’ampleur. Alors que le reste du pays est en grève générale et que les premiers syndicats paysans naissent, en Amazonie on vote, on se marie, on choisit ses amis en fonction des desiderata de celui qui détient le pouvoir. Le système s’impose aux consciences, de gré ou de force. Aucune activité politique qui s’oppose à ce système n’est tolérée et la résistance est clandestine. Malgré tout, et en dépit d’un racisme virulent et violent, les peuples indiens se mêlent peu à peu au reste de la population. Si aujourd’hui subsistent quelques communautés indiennes vivant en autarcie, la majorité de la population amazonienne peut être considérée comme créole, encore faut-il que les descendants de « blancs » acceptent de le reconnaître…

Avec l’ouverture des marchés, les oligarques locaux forment des alliances avec les compagnies multinationales qui s’installent pour « développer » la région, tantôt via l’élevage de bétail sur les aires victimes de la déforestation, tantôt avec la culture intensive de la canne à sucre ou du soja comme au Brésil. Aucune de ces solutions n’est adaptée au territoire amazonien et l’enthousiasme initial laisse une fois encore place à la déception et la misère. On n’oubliera pas également que c’est cette ouverture internationale qui a permis l’implantation du narcotrafic dans cette zone frontalière avec le Brésil et le Pérou.

50 ans après, la réforme agraire débarque enfin en Amazonie

Il faudra attendre les années 1990 pour que les luttes pour la terre en Amazonie (bien présentes durant toutes ces années mais restant inconnues) prennent de l’ampleur. La première grande Marche pour la terre, le territoire et la dignité, en 1990, ouvre la voie à une série de bouleversements, avec le déclin du mouvement ouvrier communiste et en parallèle un renouveau des revendications indiennes. Sous la pression des troubles sociaux qui se multiplient, le gouvernement néolibéral est obligé de voter une réforme agraire. L’Amazonie entre dans le plan de réforme en 1996 et la répartition des terres devient réalité à partir de 2001. 80% des terres restent aux mains des propriétaires terriens et 20 % d’entre elles reviennent aux communautés paysannes et indiennes. De rien à un peu, l’avancée est historique.

L’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et du Mouvement vers le socialisme (MAS) en 2005 va accélérer les changements. Les lois sociales donnent accès à la santé et à l’éducation gratuite dans tout le pays. En 2008, une nouvelle Constitution est votée et l’état prend un caractère plurinational, reconnaissant du même coup les cultures des centaines de peuples indiens qui vivent en Amazonie. Ce processus génère de fortes réactions de l’oligarchie en place. Dans une stratégie de terreur, des groupes violents n’hésitent pas à tenter un coup d’état ou à tuer des paysans qui leur sont opposés [4]. La violence exercée durant l’année 2008 va réveiller une certaine conscience de classe et donner une ampleur plus importante aux luttes d’Amazonie. Désormais il n’est plus proscrit d’être partisan du MAS. Même des bastions électoraux de l’opposition tombent aux élections régionales et locales de mars 2010. « Le temps du changement est enfin arrivé », clame le slogan du MAS.

Le « bien vivre » : vers un nouveau modèle de développement

Au cœur de la forêt se trouve la communauté paysanne Buen Futuro, à 3 heures de route de la ville la plus proche. 35 familles qui vivent de leurs récoltes en autosuffisance. Les décisions sont prises par un conseil de la communauté, elles sont actées de manière démocratique après discussions et recherche d’un accord entre le plus grand nombre. Les terres sont propriété collective de la communauté et chacun sait ce qui lui revient, les limites des terrains sont respectées. Les femmes ont leur propre organisation, qui a permis la mise en place de récoltes collectives pour aider les femmes enceintes. Cette communauté vit de très peu, sans électricité, l’eau venant du puits. Mais ses habitants le clament fièrement : « nous vivons bien ».

« Vivir bien », ou « bien vivre » en français, voici l’idéal qui est mis en pratique ici et dans toute la Bolivie. Des siècles d’oppression et d’asservissement n’ont pas anéanti une certaine conscience collective, un respect de l’environnement, auquel s’est ajoutée une certaine idée du socialisme, démocratique et horizontal. Mais c’est plus encore que cela, comme l’explique un membre du village : « vivir bien, ce n’est pas mettre au centre de tout le profit, comme avec le capitalisme, ni l’homme, comme le veut le communisme, ce qui prime, c’est la vie. La Terre n’a pas besoin de l’homme pour vivre mais l’homme a besoin de la Terre pour exister ». Et ce ne sont pas des paroles en l’air. En Amazonie, cela se traduit par l’agroforesterie soit la « gestion écologique et soutenable des espaces forestiers ». D’une part, on cultive sans couper les arbres, mais plus encore, dans l’idée même, la forêt n’est plus perçue comme un stock de ressources, mais comme un être qui vit, avec ses rythmes, que l’activité humaine doit respecter. Les communautés peuvent utiliser les ressources de leur territoire mais toujours dans les limites posées par l’environnement lui même. Cela suppose donc de laisser des espaces sans activité humaine. Pour assurer ce rôle de protection et offrir une sécurité suffisante aux paysans, le gouvernement national a reconnu légalement le droit à 500 hectares minimum par communautés pour « bien vivre ». D’autres projets sont tournés vers l’aspect productif, avec des entreprises coopératives, orientées vers l’aide économique aux paysans, avant même le profit. Le paradigme du « vivir bien » va également au delà de l’expérimentation pratique quotidienne. Le projet n’a en effet pas vocation à rester au stade de l’expérience locale et ponctuelle. La Conférence pour le changement climatique et les droits de la Terre-mère qui s’est déroulée en avril à Cochabamba a donné un élan international au projet. Pour la première fois, peuples indiens, paysans et mouvements sociaux de tous les continents se sont accordés sur une déclaration commune en matière d’environnement ; et ce qu’ils réclament n’est pas mince : réduction de 50% des émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés d’ici à 2050, mise en place d’un tribunal international pour la justice climatique, organisation d’un référendum mondial sur le climat… Les idées ne manquent pas et si, ici, elles nous font sourire par leur utopisme, elles sont révélatrices de l’état d’esprit qui règne actuellement en Bolivie. Et déjà, on projette un programme de reforestation mondiale sous l’égide de l’ONU…

L’histoire n’est pas terminée. Le système de domination patronnée reste toujours la norme. On a assisté en juin dernier à une marche des peuples d’Amazonie contre le gouvernement, et financée par… l’Agence Américaine pour le Développement (USAID) [5]. Le gouvernement souhaite pour sa part mettre en place un méga-barrage avec pour objectif d’exporter l’électricité vers le Brésil [6]. Un conflit existe ainsi entre volonté de développement et protection de l’environnement et la Bolivie tente à sa manière de le résoudre. Et aussi distantes qu’elles peuvent nous paraître, les dynamiques en cours là bas nous montrent s’il était encore nécessaire que d’autres mondes sont possibles, même là où cela semble inimaginable. On l’aurait presque oublié depuis le temps.


- Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3117.

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Notes

[1] Au nord du pays – note DIAL.

[2] Mauvais financier, M. Goodyear ne verra pas pourtant l’ombre d’un pécule. C’est John Boyd Dunlop qui déposera le brevet du pneu en 1888. Quand à la multinationale Goodyear, elle n’a rien à voir avec le chimiste sauf le nom. Elle fera sa renommée grâce à ses ballons dirigeables lors de la Deuxième Guerre mondiale. C’est la même entreprise qui a supprimé 400 emplois à Amiens, en 2009. Le monde est petit.

[3] En 1952 se déclenche une révolution menée par les mineurs débouchant sur le gouvernement du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) qui engagera une série de politiques sociales et économiques avec notamment une réforme agraire. Le MNR se dissocie alors de toute volonté révolutionnaire et joue très vite le jeu traditionnel de l’alliance avec l’oligarchie en place. C’est le même parti qui tentera de privatiser l’eau et le gaz dans les années 2000.

[4] Il s’agit du massacre de Porvenir, le 11 septembre 2008, dans la province du Pando. 35 paysans sont assassinés par les comités civiques (groupes armés d’extrême droite) lors d’une manifestation pacifique des paysans contre la tentative de coup d’état. Il reste encore aujourd’hui une trentaine de disparus.

[5] L’USAID a notamment appuyé la tentative de coup d’état de 2008 en Bolivie et financé les comités civiques. Elle a également financé le coup d’état contre Hugo Chávez au Venezuela en 2002.

[6] Voir DIAL 2945 – « BOLIVIE - Le projet de complexe hydroélectrique du rio Madeira » – note DIAL.