Afin de poursuivre notre découverte du monde incaïque, nous aavons trouvé sur le site de Risal, sous la plume de Thibaut Kaeser, l'article suivant, paru le 31 juillet 2006

Histoire de Tupac Amaru II

Túpac Amaru II ou la plus grande révolte de l’Empire

Se réclamant du souvenir de Túpac Amaru I, José Gabriel Condorcanqui Noguerason a repris le combat du dernier empereur inca et amorcé la révolte des indigènes contre l’oppression hispanique.

Ce patronyme prestigieux, endossé deux fois à deux siècles d’écart, a acquis une dimension mythique au point d’être connu au-delà de la seule Cordillère des Andes : Túpac Amaru, le « Serpent royal » en quechua, est le symbole majeur de la résistance à l’oppression -hispanique, puis quelle que soit son origine- des laissés-pour-compte péruviens et sud-américains en général, des masses amérindiennes de toute la région en particulier. Sa célébrité n’a d’égale que sa force de séduction.

Né en 1738 à Surimana, entre les vallées de Cuzco et l’altiplano haut-péruvien (actuelle Bolivie), José Gabriel Condorcanqui Noguera est issu d’une famille aisée de la vice-royauté du Pérou colonial. Très jeune, ce métis perd son père, un curaca (chef local indien) respecté dont l’autorité s’étend sur les villages de Surimana, Tungasuca et Pampamarca, situés au confluent de routes commerciales importantes. Envoyé au collège de Saint-François-Borgia de Cuzco, tenu par les Jésuites qui rayonnent alors en Amérique latine , il reçoit la meilleure éducation qui soit : celle dispensée aux fils de dignitaires indigènes. Puis, il suit les cours de l’université San Marcos de Lima, la plus ancienne du continent.

Préparé aux hautes fonctions que son rang lui permet, José Gabriel se cultive en lisant notamment les Commentaires royaux de l’Inca Garcilaso de la Vega (1539-1616). Cet ouvrage d’histoire, oeuvre remarquable d’un noble métisse de sensibilité humaniste, raconte le passé préhispanique du Pérou en analysant autant qu’en idéalisant l’organisation sociale de l’Empire inca. Il participe pleinement du mouvement général qui touche les Andes au cours du siècle des Lumières : « la renaissance inca » permet aux descendants de l’empire conquis en 1532 par le conquistador Francisco Pizarro de relever la tête et, par mimétisme, nombre de délaissés de la société coloniale s’identifient à ce glorieux passé. José Gabriel est sensible à ce courant d’idées, surtout lorsqu’il observe la dure réalité qui l’entoure.

La masse indienne, majoritairement paysanne, soumise et méprisée, récolte les miettes...

En effet, la société coloniale péruvienne est stratifiée en couches sociales pyramidales recouvrant les distinctions raciales : les Espagnols de métropole occupent les plus hautes charges ; les créoles (hispaniques nés au Pérou), partagés entre grosses fortunes et gens modestes, sont en concurrence avec les fonctionnaires royaux qui les regardent de haut ; les métisses, dont le nombre s’accroît, se fraient un chemin entre la réussite et les préjugés ; la masse indienne, majoritairement paysanne, soumise et méprisée, récolte les miettes de cet édifice, tandis qu’une minorité d’esclaves africains est tenue à l’écart (quelques mulâtres se mêlent aux métisses).

Soumise à des tributs en nature assortis de journées de travail (le système de l’encomienda mis en place dans le sillage de la Conquista), les indigènes sont de facto et de jure des serfs lourdement asservis aux grands domaines d’élevage (estancias) ou agricoles (haciendas). S’ajoutent les éprouvantes corvées effectuées dans des mines (la mita), dont ils doivent s’acquitter sous peine de punitions sévères, et un travail quotidien astreignant dans des ateliers de tissage (obrajes). Marquée par une exploitation continue, la vie quotidienne des masses indiennes est secouée par des rébellions sporadiques aussi vite écloses que brutalement réprimées. Une fois endossée la fonction paternelle, José Gabriel Condorcanqui prend donc la plume pour dénoncer cet ordre foncièrement inégalitaire.

En 1777, il adresse un long mémoire au vice-roi de Lima. Il réclame l’exemption de la mita pour les Indiens de son territoire, le respect des Leyes de India (un corpus juridique censé garantir les droits des autochtones) et fustige el mal gobierno des représentants royaux de la Couronne d’Aragon et de Castille. Il ne recevra jamais de réponse. C’était malvenu des autorités coloniales au moment où s’abattait une série d’impôts particulièrement impopulaires. Pour ne rien arranger, le comportement abject du représentant local royal, le corregidor Antonio de Arriaga, exaspérait ses sujets indiens.

4 octobre 1780. Suite à une vexation de trop, une émeute éclate. Très vite, José Gabriel en prend la direction. Capturé, Arriaga est mis à mort « au nom du roi ». L’esclavage, les corregidores et la mita sont abolis, les obrajes saccagés. Le peuple exulte. C’est le départ d’une révolte qui va devenir un véritable mouvement de masse à l’allure révolutionnaire. Se réclamant du souvenir de Túpac Amaru I, son meneur met ses pas dans ceux de son illustre prédécesseur, désireux de reprendre le fil de l’histoire là où le dernier empereur inca l’avait laissé en mourant -ce qui, dans ce contexte explosif, est politiquement un coup de maître.

Confiantes, survoltées, se livrant à de nombreuses déprédations, les troupes de Túpac Amaru II grossissent à vue d’oeil. Elles prennent les devants et attaquent le contingent espagnol à Sangarara. Six heures suffisent. Cette victoire est le prélude d’une série impressionnante de succès fulgurants. Lima est frappée de stupeur car la rébellion fait tache d’huile, tandis que Túpac Amaru II atteste de talents oratoires et d’une vision politique. Il tend la main à tous les humiliés du Pérou, espérant refonder une société juste et harmonieuse : métisses, « petits blancs », membres de l’élite créole, voire certains espagnols, séduits par son discours prônant le changement -mais non la rupture complète avec Madrid- rejoignent son armée en marche. L’édifice colonial est ébranlé en à peine quelques semaines. Parallèlement, la proche Bolivie, politiquement dépendante de la vice-royauté, est secouée par une révolte dirigée par l’aymara Túpac Katari qui, bientôt, donne l’assaut à la Paz (mars-octobre 1781), sans succès. Le nord du Chili s’agite lui aussi. Les Andes grondent d’une interrogation : Túpac Amaru II est-il le sauveur que les croyances millénaristes indigènes annoncent ? Nombreux semblent le penser.

La révolte de Túpac Amaru II sonnait le glas du plus grand Empire de l’époque

Micaela Bastidas Puyucawa, sa fidèle épouse, lui conseille alors de marcher sur Cuzco, ce qui lui permettrait de tenir toutes les Andes. Mais il préfère d’abord s’assurer de ses arrières et gagne le sud, Arequipa notamment, jusqu’aux rives du lac Titicaca où, partout, il s’assure du ralliement des populations et de la destruction des symboles de l’iniquité espagnole. Puis, fort d’une armée de 50 000 hommes, Túpac Amaru II se tourne vers Cuzco, décidé à libérer le symbole de la grandeur inca passée. L’assaut est lancé le 2 janvier 1781. Mais la bataille, décisive et certainement victorieuse si elle avait été lancée plus tôt, est un échec. La déferlante indienne est stoppée par les Espagnols, qui ont eu le temps de se réorganiser sous les ordres du Maréchal José del Valle.

Dès lors, les troupes de Túpac Amaru II connaissent une interminable retraite et souffrent de défections. La guerre change d’allure et devient un conflit racial dans lequel tous les non-Indiens ayant participé au mouvement se sentent étrangers, au point d’être menacés. La colère indienne explose de toutes parts. Les forces royalistes enregistrent des ralliements en jouant des rivalités ; la noblesse indienne, partagée, trouve Túpac Amaru II trop ambitieux à son goût. La contre-attaque est prête. Madrid l’exige.

En avril, Túpac Amaru II, trahi par un proche, est arrêté. Le 18 mai 1781, sur la place principale de Cuzco, il subit le même châtiment que Túpac Amaru I après avoir vu toute sa famille suppliciée et exécutée sous ses yeux. Rien ne doit subsister de lui, comme il y a deux siècles. Un de ses frères, puis un cousin, continuent la lutte dans des nids d’aigle andins mais ils sont définitivement anéantis en 1783.

Cette lutte extraordinaire dégénéra en virant à la guerre raciale ; la répression fut encore plus terrible, et surtout sans pitié. Le tout entraîna la mort de 100 000 personnes, sans qu’un chiffre exact soit certifié. Un silence de mort régnait sur les Andes. Madrid croyait la révolte terminée ; elle fit des réformettes pour apaiser les esprits, sans plus. L’orgueilleuse métropole avait tort. La révolte de Túpac Amaru II fut la plus grande de toute l’ère coloniale hispanique : elle sonnait le glas du plus grand Empire de l’époque qui, une génération plus tard, serait emporté dans le tourbillon des guerres d’indépendance.

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La fortune d’un nom

Les multiples déclinaisons de Túpac Amaru recouvrent le champ du politique et de la culture. Historiquement, le dernier empereur inca Felipe Túpac Amaru I succède à son frère Tito Cusi Yupanqui. Il lutte héroïquement contre les conquistadors depuis sa forteresse andine de Vilcabamba avant son arrestation puis son écartèlement sur la place d’armes de Cuzco en 1572. Sa mort marque la fin de la résistance autochtone organisée, mais elle fait naître une attente profonde au sein de la population des hautes terres péruviennes. Depuis, en effet, un mythe d’ordre millénariste raconte que la tête de Túpac Amaru (enterrée sous la Place d’armes de Lima) et son corps (enfoui à Cuzco) cheminent sous la terre, dans l’Abya Yala (le continent américain), jusqu’au jour où ses divers morceaux se rejoindront à nouveau ; alors, le Tawantinsuyu (« les quatre provinces ensemble », nom de l’Empire inca) rayonnera sur toutes les Andes avec un nouveau fils du Soleil à sa tête.

Dans le panthéon de l’histoire nationale

Plusieurs révoltés endossent la tunique de prophète de la renaissance inca au XVIIIe siècle (par exemple, Juan Santos Atahualpa tient tête aux troupes espagnoles durant dix ans avant de disparaître mystérieusement en 1752), mais seul le noble José Gabriel Condorcanqui se réclame de la lignée de Túpac Amaru I. La tradition rapporte qu’il était son lointain descendant, mais les historiens en doutent. Son geste est ici plus important que son hérédité.

Par la suite, les mouvements indigénistes (fin XIXe - début XXe siècle) valorisent les cultures amérindiennes des nations latino-américaines en rappelant Túpac Amaru II. Célébré dans des romans (Ramón J. Sender), des pièces de théâtre (Osvaldo Dragún et David Viñas) et dans des formes d’expression populaire, les historiens étudient aussi sa geste. Le Pérou également, avec les fameux essayistes Mariátegui, Haya de la Torre, Luis Valcárcel.

L’arrivée au pouvoir de militaires de gauche à Lima en 1968, sous la direction du général Velasco, projette Túpac Amaru dans le panthéon de l’histoire nationale. La « troisième voie » neutraliste et socialisante de cette junte particulière en fait un symbole officiel patriotique et anti-impérialiste. A la même époque, la guérilla urbaine uruguayenne, redoutable pour ses coups médiatisés, se dénomme los Tupamaros - une référence explicite dans une région où la main de Washington est pour le moins agissante. Túpac Amaru devient une figure continentale.

Morales le cite

Au début des années quatre-vingt, une partie de l’extrême gauche péruvienne se regroupe dans le « Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru » (MRTA), une guérilla de type guévariste. Connu pour sa prise d’otage de l’ambassade du Japon à Lima (décembre 1996-mars 1997), le MRTA a eu une action mineure et s’est démarqué de l’ultra violence sectariste du Sentier lumineux d’Abimael Guzmán. De nos jours, les mouvements sociaux, indigènes et progressistes de l’Amérique du Sud revendiquent Túpac Amaru II. Le président bolivien Evo Morales le cite parmi les figures historiques qu’il admire. La renommée de José Gabriel Condorcanqui Noguera semble donc avoir de beaux jours devant elle.


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Source : Le Courrier (https://www.lecourrier.ch/), 6 juillet 2006.